La deuxième des trois soirées du cycle ciné-débat à l’initiative de La Poesia, restaurant antimafia, a eu lieu le mardi 11 avril dernier.
La soirée a commencé par la diffusion de la deuxième partie La chute du film Corleone, le parrain des parrains, réalisé par Mosco LEVI BOUCAULT en 2019. La première partie avait été visionnée lors de la soirée ciné-débat du 21 mars. Cette deuxième partie raconte la chute de Totò Riina, ainsi que le meurtre des magistrats qui traquent la Cosa Nostra sicilienne. Ce documentaire relate également la construction du “tribunal bunker” construit à côté de la prison de l’Ucciardone en Italie.

A gauche : Azaïs, représentante de DeMains Libres. Au milieu : Fabrice Rizzoli, président de l’association Crim’HALT. A droite : Stéphane, rédacteur pour CrimOrg.com.
Le débat sur La mafia aujourd’hui et dans le monde a eu lieu avec les interventions des spécialistes suivants :
- Azaïs, représentante DeMains Libres, la branche française de Libera animait la soirée. L’association était présente pour discuter de la corruption et de la mafia qui est constamment associée à l’Italie mais qui, en réalité, traverse les frontières.
- Sam REYNTJENS, journaliste à la Gazette d’Anvers travaille principalement sur le trafic de cocaïne en Belgique et aux Pays-Bas, a affirmé que la corruption avait lieu partout. D’après lui, les douanes et la police sont forcément impliqués avec les organisations criminelles (notamment à Anvers). Il travaille également sur le réseau de communication criminel de Sky ECC.
- Célia LEBUR, journaliste pour l’Agence France-Presse et Joan TILOUINE, journaliste au Monde et pour Afrique Intelligence. Ils sont les auteurs du livre Mafia Africa, une nouvelle forme de criminalité internationale de la mafia nigériane. Ces groupes mafieux sont nés dans les années 1950 et évoluent fortement entre 1980-1990. Aujourd’hui, la mafia nigériane est une mafia fluide et décentralisée qui pratique la traite des êtres humains, la cybercriminalité et le trafic de drogue.

Le débat est ouvert avec la question d’Azaïs : Est-ce qu’en Europe on prend conscience de cette corruption ?
- Célia LEBUR et Joan TILOUINE : En Italie, ils sont très conscients. Les groupes nigériens travaillent avec les groupes italiens et l’Italie est une des principales portes d’entrée en Europe, via les routes migratoires.
Au sein de la mondialisation, les ports marquent l’entrée du crime : le droit du port n’est pas le même que le droit de la ville et les organisations criminelles s’infiltrent dans les failles de la direction. D’ailleurs, Fabrice Rizzoli, président de l’association Crim’HALT et spécialiste en grande criminalité, est intervenu pour parler de l’enjeu des ports pour la criminalité sur France Culture. Dans les ports africains par exemple, c’est le plus fort qui fait la loi. Les criminels ont toujours de l’avance. National Crime Agency travaille sur les groupes de la mafia nigériane afin de détecter l’arrivée des drogues et de les saisir avant qu’elles n’entrent dans les ports.
- Sam REYNTJENS : Au Pays-Bas et en Belgique, la grande corruption est perçue comme lointaine, provenant des pays pauvres. Mais en réalité elle est à côté.
Azaïs : Qui sont les personnes qui intègrent les différentes mafias aujourd’hui ?
- Sam REYNTJENS : Les petits de l’époque (d’il y a 15 ans) qui vendaient de la drogue dans les rues sont maintenant les grands du Pays-Bas dans le monde de la cocaïne. Leurs organisations ne sont pas structurées et plutôt instables.
- Célia LEBUR et Joan TILOUINE : Au Nigeria, les groupes criminels ont des capacités d’adaptation incroyables. Ce sont des voyageurs qui composent avec les grosses mafias déjà établies (par exemple, au port de Santos) pour faciliter la logistique de l’arrivée de la cocaïne. Ils se servent de la mondialisation, ils sont mondialisés. Ils veulent devenir des sous-traitants des organisations criminelles. Il y a beaucoup de jeunes dont l’éducation est réduite : ils n’ont souvent pas été au lycée et sont déjà impliqués dans des trafics. Les dirigeants (notamment pour le groupe des Maphite) ont un niveau plus éduqué et sont en lien avec la maison mère. Le “cult” leur facilite le passage via les routes migratoires permettant de faire passer les filles. Certaines transportent aussi des amphétamines et de la cocaïne. Dans ce cas, elles sont des mules exploitées jusqu’à leur mort. Si elles trahissent le groupe, elles sont tuées. Certains criminels s’inspirent de Cosa Nostra pour l’organisation, pour la vision très militaire des rituels. Mais aussi pour la spécialité des repentis par exemple.
Azaïs : Quelle est la dynamique des mafias ? Tendent-elles à s’éteindre ?
- Sam REYNTJENS : Il y a un record chaque année (rires). Tant qu’il y a des ports, il y aura de la cocaïne. L’année passée, le record de production était en Amérique du Sud. Personne n’arrive à hausser les confiscations de la cocaïne. Seulement 10% de la cocaïne envoyée vers l’Europe est confisquée. Ça n’a pas l’air de s’éteindre.
- Célia LEBUR et Joan TILOUINE : Les groupes nigériens sont sans cesse en train de s’adapter et de s’implanter. Marseille devient un réel point de transit qui n’est plus seulement un lieu d’arrivée. Les victimes du trafic et la drogue partent vers le Benelux, les pays scandinaves, etc. Leurs effets continuent à se déployer à une vitesse hallucinante. Les routes évoluent en permanence. Et les failles existent en permanence. Tant que les inégalités subsistent, il y aura de la criminalité. Les moyens des États sont trop faibles pour faire face à ces organisations transnationales qui ont une force de frappe financière, notamment grâce à l’ accumulation de petits profits via la wala, qui est un système de rapatriement de fonds sans trace. Les chefs des “cults” sont des hommes politiques ou des hommes d’affaires. Et peuvent avoir des spécialistes et trafiquants dans le monde entier.
Azaïs : A propos de l’évolution de la mafia, qu’est-ce qu’elle impacte ?
- Sam REYNTJENS : Les sociétés occidentales ont trop laissé grandir les groupes criminels. L’affaiblissement des services juridiques et de douane jouent un rôle dans la progression de ces groupes : moins de 4% des conteneurs passent à la douane dans les ports.
- Célia LEBUR et Joan TILOUINE : Quant à la présence des clans nigérians en Italie, il y a beaucoup de condamnations pour association mafieuse mais aussi beaucoup de relaxe. Enfin, aucun grand chef de mafieux n’est condamné sous l’art. 416 bis.
Crim’Sous Cric, la chronique de Crim’HALT, a par ailleurs réalisé un podcast sur le déli d’association mafieuse en France (ndlr).
- Fabrice Rizzoli : Il y a une définition géopolitique de la mafia. Par rapport aux enquêtes au Nigeria, est-ce que vous trouvez une complicité des mafieux avec des hommes politiques ou des fonctionnaires ?
- Célia LEBUR et Joan TILOUINE : Les dirigeants des groupes mafieux sont parfois des politiciens et des ministres ! Une mafia s’infiltre forcément au sein d’un Etat et du gouvernement pour exister. Au sein de la mafia nigériane, 95% des troupes sont les ‘petites mains’. Les donneurs d’ordre sont des politiciens et hommes d’affaires influents (dans le pétrole notamment) et résident dans le pays même. Ils font ça pour monter en puissance. Par exemple, Don Cesar est ministre de l’État d’Edo au Nigeria, et il est un exemple parmi tant d’autres. Il ne vient pas de l’élite au départ. Il est rentré au Nigeria après avoir été chauffeur à Londres. Il se sert du culte comme un marchepied et gravit les échelons peu à peu. Ils financent les gouverneurs de l’État d’Edo. Les groupes veulent un président de leur obédience : ils sont tous là pour le business. Attention : parfois, il y a une certaine convergence de la crise migratoire avec la mafia étrangère ; on peut parfois observer la volonté de criminaliser les migrants : c’est une erreur judiciaire.
Ressources :